samedi 12 février 2011

Les confidences de la veuve noire

« Les fleurs des champs sont les yeux d’un Dieu aveugle
tourné vers nous de toute sa bienveillance. »
                                                                          Christian Bobin

Entre Nájera et Santo Domingo de la Calzada, Espagne
(photo : André Lebeau, 29 mai 2006)
Dès qu’elle nous eût servi notre deuxième bol de café au lait, Adeline, une veuve à la peau couleur de notre café, s’est assise devant nous, nous a souri et nous a dit, sans préambule : « C’étaient des Allemands ces trois-là, et moi, je n’aime pas les Allemands! Ils nous ont trop fait souffrir pendant l’occupation. »

Adeline parlait bien sûr de la Seconde Guerre Mondiale. Elle devait être enfant en ce temps-là, tout au plus adolescente. Nous ne savions trop comment réagir, nous qui partions sur le Chemin de Compostelle dans le but de réfléchir sur nos valeurs, cette simple remarque lancée sur un ton cinglant nous laissait perplexes. Puis elle nous a parlé un peu de sa jeunesse difficile, de ce qu’était son quotidien pendant l’occupation, de la privation, de la peur, de la haine aussi.

Notre perplexité s’est peu à peu transformée en compassion. Sans adhérer à ses propos contre les Allemands, nous l’écoutions sans juger. Adeline avait été gravement blessée durant la guerre, et plus de soixante ans plus tard, cette blessure de guerre n’était toujours pas cicatrisée.

Aujourd’hui, lorsqu’Adeline se promène sur les sentiers de la France paysanne, à l’instar de tous les autres blessés de guerre, des blessés de la vie, aussi, sa blessure encore vive ne cesse de saigner. Puis, le vent en éparpille les gouttelettes aux abords de la route et dans les champs d’orge dorée, tandis que la lumière du jour les sèche pour en faire de jolis coquelicots, fragiles comme l’amour, fragiles comme la vie.

Mai est propice à la marche au long cours pour les blessés de la vie sur le Chemin de Compostelle, de Saint-Jean-Pied-de-Port à Saint-Jacques. Quoiqu’Adeline n’approuvait pas notre pèlerinage – elle se demandait pourquoi tant de gens le faisaient, nous recommandant même de ne pas partir –, elle a voyagé avec nous, en pensée, du premier au dernier jour. Elle a beaucoup souffert, mais je crois qu’elle va mieux maintenant.

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